Mémoire du fascisme, une histoire en 4 épisodes

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          À l’occasion du tournage du docu-fiction Città di Vita (Fabio MOLLO), à Trieste, en Italie, un EnQuêteur a pu se rendre sur place afin d’observer, avec sa loupe, ce qui se tramait derrière un film qui a tout d’une propagande. 

Vendredi 14 novembre 2025, 12h30, Trieste

      Ce matin, je me promène dans la ville, curieux de retrouver ces rues que j’ai arpenté quasi quotidiennement pendant près de cinq mois. Arrivé dans le quartier médiéval de San Giusto, je rencontre un étrange groupe formé d’hommes et de femmes. Ils sont costumés à la manière des années 1920. Surpris par cet attroupement, je m’approche d’eux. Ils doivent être une vingtaine. Les hommes sont, pour la plupart, vêtus de longs manteaux, mocassins et portent des chapeaux fedora pour certains et des bérets pour d’autres. Les femmes, quant à elles, revêtent d’élégants tailleurs à carreaux de couleur beige ou kaki. Certains hommes sont en tenue militaire. Toujours à distance, je suis de plus en plus interloqué par ce spectacle. Je comprends qu’il s’agit d’une reconstitution, reste à savoir de quoi. Je commence alors à chercher des éléments d’explication.

Retour vers le fascisme

         Inutile de regarder plus longtemps, la réponse est devant mes yeux depuis le départ. Sur les murs sont collées des affiches sur lesquelles on peut lire « Viva Gabriele d’Annunzio » (vive Gabriele d’Annunzio), « Fiume o morte » (Fiume ou la mort), « L’Italia è a Fiume » (L’Italie est à Fiume). Très vite je m’aperçois qu’il s’agit d’une reconstitution. Celle d’un moment de l’expédition de Gabriele d’Annunzio à Fiume. Frustré par le Traité de Saint Germain (1919) qui ne concède pas à l’Italie les terres dites irrédentes soit l’Istrie ou la Dalmatie, le poète soldat s’en va, en 1919, conquérir ce qu’il considère comme sien : Fiume, aujourd’hui RIjeka. De plus en plus intrigué par cette scène qui se déroule sous mes yeux, je décide de m’approcher et d’engager la conversation avec un comédien. Un peu perdu, il m’explique participer à un tournage sur l’expédition de d’Annunzio à Fiume. Il n’en sait pas plus. Je demande alors à voir un responsable. Je me trouve face à trois dames que je dérange pendant leur pause repas. Moi, calpin à la main, elles fourchettes à la main, elles semblent étonnées de voir mon intérêt pour ce tournage. Elles me donnent leurs noms, l’une est costumière, les deux autres ne précisent pas leur fonction. Elles sont ici pour le tournage d’une série en 4 épisodes : « cita di Vita » (ville de vie), réalisée par Fabio Mollo. Reconnu en Italie, ce dernier a surtout réalisé des longs métrages de fiction : Il padre di Italia (2017), Born for you (2023). Généralement, ses œuvres abordent les thèmes de l’amour et de la famille. Particulièrement attaché à sa région, la Calabre, il s’en inspire pour ses films. Aussi réalisateur de documentaires, Fabio Mollo ne semble pas être particulièrement engagé politiquement dans ses films.

Un film fa-cheux-iste

          Pourtant, l’angle choisi pour raconter l’entreprise de Fiume est une énième manifestation du travail de réhabilitation de d’Annunzio entrepris dans les années 2000, dans la région de Trieste. Depuis le début du XXIe des associations (la Lega Nazionale) et partis politiques (la Lega) tentent de remettre au goût du jour Gabriele d’Annunzio et son expédition à Fiume, jusqu’à lors considérée comme proto-fasciste.  En 2019, lors du centenaire de l’expédition, les commémorations ont pullulé en Italie. La RAI, chaîne de télévision publique nationale avait sorti un premier documentaire « Cita di Vita » sous les conseils de l’historien Francesco Perfetti.  S’inscrivant dans le courant de Renzo da Felice, lui aussi historien, Francesco Perfetti analyse l’épisode de Fiume comme un moment séparé du fascisme, poursuivant le travail de distinction des deux épisodes. En 2025, c’est donc ce documentaire, adapté en fiction, qui est tourné dans les rues de Trieste. Le scénario retrace l’histoire de Giovanni, un jeune romain qui rejoint cet éphémère « utopie » à Fiume. D’après les trois personnes que j’ai rencontrées à Trieste lors du tournage, la série présente l’expérience dannuzienne sous un jour positif. C’est un moment de fête pour reprendre l’expression de Claudia Salaris, autrice de l’ouvrage controversé alla festa della rivoluzione: artisti e libertari con d’annunzio a fiume, paru en 2002. Depuis maintenant près de dix ans, les historiens mettent en garde le public et les autorités face à la recrudescence et la banalisation du fascisme. Le cas de d’Annunzio est un exemple criant. Toutefois, en 2025, la RAI, télévision publique, sous contrôle du gouvernement Meloni, tranche et décide de suivre la narration des groupuscules d’extrême droite. Cette série est aussi financée par la FVG (Friuli-Venezia Giulia) film, une structure sous tutelle de la région dont le président, Massimiliano Fedriga, appartient au groupe d’extrême droite, la Lega. Finalement, lorsque l’extrême droite s’en mêle, le fascisme n’est jamais très loin.

Crédits images : Photographies de Benjamin Broquet.

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